No one wants to be replaced.

Alexander avait été béni du sommeil des justes. Oui, s'il y avait une personne qui dormait bien au camp, c'était bien lui. On pourrait trouver ça étrange, ou même malsain, de pouvoir dormir convenablement dans ce terrible contexte, mais il en avait toujours été ainsi depuis qu'il était tout petit. Il dormait sans rêves, et se réveillait aussi frais qu'un gardon. Il fallait dire aussi qu'il faisait tout ce qui était en son pouvoir afin de ne pas avoir de nuits agitées, et s'épuiser durant la journée avait certainement une grande part dans son sommeil tranquille. Mais n'allez pas vous imaginer que tout allait bien dans le meilleur des mondes pour lui, ce n'était pas parce qu'il se réveillait reposé que ses journées ne ressemblaient pas à celles de tous les autres. Avec ces putains de zombies qui grouillaient partout, eux qui risquaient leur vie à chaque pas qu'ils faisaient en dehors de la zone sécurisée, sans compter ceux qui tombaient sous les dents putréfiées, rien n'était de la rigolade pour qui que ce soit en ce moment. Ce matin-là il se réveilla aussi tôt que d'habitude. Il se releva lentement tout en attrapant son jean qu'il enfila prestement avant de mettre automatiquement ses chaussettes, puis ses chaussures. Il attrapa son tee-shirt au moment de sortir de sa chambre, et l'enfila tout en se dirigeant vers la cuisine. Planté devant l'évier, un grand verre d'eau à la main, le jeune homme laissa son regard dériver sur le pâle horizon.

Le soleil s'était levé il n'y a pas très longtemps, Brazoria était encore silencieuse, la plupart des survivants devaient être encore endormis à cette heure-là. S' "entraîner" allait lui être certainement bénéfique : il allait ainsi pouvoir se défouler un peu, et en même temps il pourrait se concentrer sur quelque chose afin que son esprit ne divague pas sur ce qui avait l'habitude de lui accaparer les méninges. Il lui suffirait de s'imaginer la tête d'un zombie à la place d'une cible, et la balle irait d'elle-même se ficher en plein centre.

Malheureusement il savait que ça ne se passait pas aussi facilement. Même s'il avait fait d'énormes progrès par rapport à ses débuts il lui arrivait encore de rater complètement la cible, entre autres lorsque c'était l'image de son frère transformé en chaire putréfiée qui lui venait en tête. Cela faisait un an. Douze longs mois qu'il avait abattu Olliver pour le faire exploser ensuite, et pourtant la culpabilité qu'il ressentait était toujours aussi présente, toujours aussi étouffante. Et ce, même si la petite voix de la raison lui disait qu'il n'avait pas eu le choix de toutes manières, que ça aurait été son frère ou eux ; Emilie, Auraleen et lui, et que de toutes manières la personne qu'avait été Olliver n'était plus présente dans ce cadavre ambulant. Accoudé au bar américain de la cuisine, Alexander finit de terminer son petit-déjeuner constitué de pain sec en mordant rageusement dans son dernier morceau. Il n'aimait pas se rappeler ce genre de choses, et il se décida à partir, même s'il était encore un peu tôt. Il passa chercher son fusil à canon scié dans sa chambre, puis sorti dans la fraîcheur du matin, inspirant agréablement l'air frais et vivifiant de ce début de journée. Ses jambes prirent toutes seules la direction du terrain de sport. Quel ne fut pas son étonnement lorsqu'il reconnut Auraleen au loin. La pauvre avait dû avoir du mal à dormir encore une fois, et elle se serait décidée à aller se défouler un peu ? « Je vois que je ne suis pas le seul à être aussi matinal. » Lui dit-il en arrivant derrière elle, un sourire aux lèvres.

❝ maybe it's just a dream ❞

Tic, tac. Tic, tac. Tic, tac. Le bruit de l'horloge de la cuisine, trop régulier, résonne dans le silence quasi complet qui règne dans la maison. Je bouge légèrement. Ma chaise craque sous mon poids alors que je referme mes mains autour de ma tasse de thé. Il n'y en a presque plus et je ne suis pas sûre que les stocks de l'épicerie en comptent encore. Tant pis. Je ne supporte pas le goût du café et je ne digère pas le lait. Le thé est bien la seule boisson que j'arrive à avaler le matin. La seule chose que j'arrive à avaler le matin tout court. Je pousse un soupir en passant une main dans mes cheveux, pensive. Je ne fais que penser, ces derniers temps. Réfléchir à tout et n'importe quoi, même si quelques thèmes reviennent le plus souvent. Cette apocalypse, évidemment, ces dizaines de milliers de zombies qui vont et viennent sans cesse autour de Brazoria et qui menacent toujours de nous avaler bien crus. Alexander, aussi – je ne savais plus trop quoi faire avec lui malgré notre discussion plutôt houleuse dans les douches, l'autre jour. Mais surtout, c'était le sujet Mikhail qui me titillait plus que nécessaire. Ce n'est pas comme si je n'avais aucune raison de le faire, au contraire. Je me mordille la lèvre, les joues encore brûlantes alors que je repense à la nuit que nous avons passée tous les deux. Bruit de déglutition. Ce n'est vraiment pas le moment d'y repenser, ça non.

Je me lève de ma chaise. J'ai besoin d'un peu d'exercice. Le sport a toujours réussi à me vider la tête, c'est déjà ça. Heureusement, j'ai enfilé un débardeur et un jogging tout juste sortie du lit, je n'ai donc pas à remonter pour me changer. Je me contente d'enfiler un gilet et d'attacher mes cheveux en une haute queue de cheval avant de sortir. Il ne fait pas encore jour. Les rues de Brazoria sont plongées dans la pénombre et le ciel a viré au gris acier annonciateur de l'aube. J'ai encore très peu dormi cette nuit et j'en viens même à me demander si les cernes creusées sous mes yeux vert feuillage vont disparaître un jour. Sans doute que non. J'enfonce soigneusement mes écouteurs dans mes oreilles et je commence à courir, tout doucement d'abord pour réchauffer mes muscles. L'air est frais, légèrement piquant, et je me laisse peu à peu aller au fil de la musique. Je finis par oublier le temps qui passe et je ne m'arrête de courir que quand le soleil est enfin apparu à l'horizon. La sueur coule le long de mon dos et sur mon visage, j'ai les poumons et les cuisses en feu mais je me sens étrangement bien.

Je ne sais pas trop quoi faire. Il est très tôt, tout le monde dort encore sur Brazoria, à part peut-être ceux qui sont de garde. Je pousse un soupir en me frottant machinalement la nuque. J'ai encore les traces de cette fameuse nuit passée dans les bras de Mikhail. Morsures, suçons... Ils ne sont pas encore effacés, ils s'estompent tout doucement en fait, comme si mon corps souhaitait me remémorer encore et encore ce qui s'est passé. Énième soupir, cette fois plus agacé qu'autre chose, alors que j'enfonce les mains dans mes poches en me dirigeant à pas tranquilles vers le terrain de sport. Ca ne peut pas me faire de mal de m'entraîner au tir. « Je vois que je ne suis pas le seul à être aussi matinal. » Je sursaute, me tourne vers Alexander en fronçant les sourcils. « Tu m'as fait peur, couillon va. » Je secoue la tête mais un léger sourire étire mes lèvres, peut-être un peu forcé, ou en tout cas franchement gêné et tremblant. J'ai toujours autant de mal à savoir comment me comporter avec lui. « Pas volontaire. Cauchemars, comme d'habitude. » Le cycle de mes mauvais rêves a changé, depuis quelques temps. Il y a toujours ceux où je revois mon père ou encore ceux où je vois Alexander se faire déchiqueter, mais un nouveau s'est ajouté. De temps en temps, je revis la scène où je me suis retrouvée face à face avec un zombie en pleine forêt, la scène durant laquelle Mikhail a eu la bonne idée de jouer les chevaliers servants sauf que cette fois je n'arrive pas à tirer et il se fait bouffer. Je ferme un instant les yeux. C'est stupide. « Comment tu vas ? »

Une brise de vent caressa la nuque du jeune homme tandis que ses jambes le menaient seules jusqu'à Auraleen. Il ne put s'empêcher de laisser un sourire étirer le coin de ses lèvres lorsqu'il la vit sursauter. Apparemment elle ne l'avait pas même entendu arriver, et pourtant on ne pouvait pas dire qu'Alexander était des plus discrets, surtout en marchant sur un chemin de sable qui crissait sous ses pieds. Elle se retourna alors vers lui, un air gêné sur le visage. « Tu m'as fait peur, couillon va. » Il rit légèrement et la pensée lui vint qu'elle devait être à des années lumières de là où ils étaient pour avoir eu peur à ce point. « Tu pensais à quoi comme ça pour ne pas m'entendre arriver ? » Il fit quelques pas en avant pour se retrouver devant elle. « Pas volontaire. Cauchemars, comme d'habitude. » Alexander fit une moue boudeuse ; évidemment que c'était ça, la question ne se posait même pas... Combien de fois il s'était dit qu'il donnerait n'importe quoi pour pouvoir la soulager rien qu'un peu. Mais comme pour beaucoup de choses, il n'y pouvait absolument rien. Il baissa la tête, fixant le bout de ses chaussures, réflèxe qu'il avait pris depuis tout petit lorsqu'il ne savait trop quoi répondre. Il n'y avait pas grand chose à répondre de toutes manières.

« Comment tu vas ? » La question d'Auraleen eut sur lui un effet complètement inattendu ; elle l'attrista, et un voile passa dans ses yeux. Auparavant ils n'avaient même pas pas besoin de se poser ce genre de questions car ils en connaissaient déjà la réponse. Ils savaient ce qu'il se passait dans la vie de l'autre tout simplement car ils passaient la plupart de leur temps ensembles. Ils s'étaient éloignés, et ce n'était pas qu'une impression. Et ça, depuis qu'elle lui avait avoué ses sentiments. Comme quoi même dans le contexte apocalyptique comme celui dans lequel ils se trouvaient, de "banales" choses de la vie quotidienne pouvaient toujours foutre un bon gros bordel. Il afficha cependant un large sourire. Il avait toujours sû faire semblant. « Aussi bien que ça pourrait aller alors que des zombies rôdent un peu partout avec la seule envie de nous bouffer trop cru. » Un sourire amusé se dessina sur ses lèvres, bien que son regard restait grave. « Et toi ? »

Son regard se ballada alors sur le visage de la jeune femme, appréçiant les traits délicats qui s'offraient à sa vue, lorsque quelque chose attira son attention. Un peu plus bas, Auraleen semblait avoir une sorte de tâche rouge sur la nuque. Il regarda plus attentivement, et il lui sembla que c'était plutôt un bleu. Il fronça les sourcils et tendit la main pour poser le bout de ses doigts sur l'endroit en question, caressant la peau à l'endroit où celle-ci était meurtrie. « Qu'est-ce-que tu as là ? » Il fronça un peu plus les sourcils. « Tu t'es fait mal ? » Lui demanda t-il avec inquiétude. Avait-elle dû faire face à un zombie récemment ? La peur l'envahit tout à coup. Bien sûr c'était complètement stupide, étant donné qu'elle était saine et sauve, là, juste devant ses yeux. Ce n'était que de la peur à retardement. Il regarda alors de l'autre côté de sa nuque et remarqua d'autres marques qui s'apparentaient à la première. Puis, ses yeux se posèrent sur son épaule gauche et il y découvrit une griffure. « Qu'est-ce-qui s'est passé ? »

« Tu pensais à quoi comme ça pour ne pas m'entendre arriver ? » Auraleen pinça vivement les lèvres et garda le silence, le regard obstinément fixé droit devant elle. Il était hors de question qu'elle réponde à une telle question. Trop... personnelle, elle impliquait beaucoup trop de choses à expliquer, à clarifier, et Dieu seul savait à quel point ils n'avaient pas le temps. Elle préféra donc zapper la question autant que faire se peut histoire d'évoquer rapidement ses cauchemars – toujours aussi violents – avant de lui demander comment il allait. Quelqu'un d'autre qu'elle aurait sans doute raté le voile dans son regard et elle se mordit l'intérieur de la joue. En temps habituel, ce genre de questions superflues étaient inutiles entre eux. Ils passaient quasiment tout leur temps libre ensemble, littéralement inséparables, on voyait rarement l'un sans l'autre. Désormais... Ils s'évitaient le plus possible, pour jouer la carte de la franchise. Ou, plus exactement, Auraleen évitait Alexander le plus possible. Pourtant, en cet instant précis, elle eut brutalement envie de se jeter dans ses bras et de rester contre lui pendant un long moment, comme ils avaient l'habitude de faire, avant. Avant qu'elle ne lui balance en pleine figure la réelle nature de ses sentiments pour lui. Parfois, elle se demandait ce qui lui avait pris de lui balancer ça comme ça. Si elle regrettait ? Évidemment. Elle rêvait de pouvoir revenir en arrière, changer les choses et faire en sorte de garder ses sentiments pour elle. Ne jamais rien dire. A personne. L'amour est une chose bien cruelle.

« Aussi bien que ça pourrait aller alors que des zombies rôdent un peu partout avec la seule envie de nous bouffer trop cru. Et toi ? » Forcément. Il faisait de l'humour. La brunette secoua légèrement la tête en enfonçant les mains dans ses poches, ses yeux verts fixés quelque part devant elle, sur le sol goudronné de la rue. « La même chose, je suppose. La fatigue en plus. » Elle avait toujours réussi à s'en sortir à peu près correctement jusque là malgré le manque de sommeil, mais son organisme commençait tout doucement à lâcher. Les larges cernes d'un bleu presque noir sous ses yeux témoignaient de cette fatigue qui l'habitait constamment. Comme un écho à ses pensées, elle bâilla longuement avant de se frotter l'œil droit à la façon d'une enfant qui vient de se réveiller. « Je ne sais absolument plus quoi faire à ce sujet, mais bon... » Pas comme si les somnifères étaient rares à Brazoria, mais si, en fait. Alors elle se débrouillait comme elle pouvait pour grappiller quelques heures de sommeil à droite ou à gauche.

Les doigts d'Alexander contre sa nuque lui arrachèrent un violent sursaut, doublé d'un cri de surprise aussi bruyant qu'inattendu. Encore une fois, elle s'était perdue dans ses pensées. « Bordel de merde Alexander tu sais bien que j'aime pas qu'on me touche sans prévenir ! » « Qu'est-ce-que tu as là ? Tu t'es fait mal ? » Se massant nerveusement la nuque, Auraleen fronça un instant les sourcils d'incompréhension... avant de piquer un fard monumental quand elle comprit de quoi il lui parlait. Ca ? C'est rien, juste notre colocataire Zombie Boy qui m'a royalement culbutée l'autre soir et a un peu trop forcé sur les morsures, rien de bien grave. Non, définitivement, elle ne pouvait pas lui sortir ça. « Qu'est-ce-qui s'est passé ? » « Rien du tout !... Enfin... » Faux. Elle se mordit la lèvre et passa instinctivement la main sur la compresse qui ornait encore sa tempe gauche. « Je me suis royalement cassé la gueule d'un arbre. La branche a cédé et j'ai pas eu le temps de me rattraper mais... enfin... Je m'en suis juste tirée avec les mains écorchées et une plaie à la tête. Le reste... » Il y eut un long silence, puis sa voix, bizarrement aiguë sous l'effet de la gêne, se fit entendre de nouveau. « Euh... Un amant... comment dire... un peu trop... fougueux ? Quelque chose comme ça ? » Ses joues chauffaient terriblement. Sûr qu'elle pouvait y faire cuire des oeufs, maintenant.